[This opinion piece was initially published, in French, in La Libre Belgique on August 9, 2018]
« La terre a une peau et cette peau a des maladies ; une de ces maladies s’appelle l’homme. » (F. Nietzsche)
Bruxelles, 17 Avril 1958. Treize ans après la fin de la seconde guerre mondiale et au milieu des « trente glorieuses », la capitale belge accueille la première Exposition Universelle d’après-guerre. Quarante-trois pays sont représentés et 42 millions de visiteurs enthousiastes et confiants s’y rendront pour célébrer la naissance d’une nouvelle modernité. Hélas, peu auront conscience que cette modernité a un prix et qu’elle n’est possible que par l’institutionnalisation d’une dégradation continue de leur environnement.
Ce prix, nous avons commencé à le payer. Cet été, de la Sibérie à l’Europe, en passant par la Californie et le Japon, l’hémisphère nord connaît des températures moyennes bien au-delà de celles enregistrées sur la période 1981-2010, comme le relate ici l’Organisation Météorologique Mondiale. Ces températures anormales ont déjà de multiples conséquences sur la vie quotidienne et la santé de millions d’êtres humains.
Il n’en reste pas moins que l’inertie prévaut et que la transition, quand bien même elle serait amorcée, est jusqu’à présent trop lente pour prévenir un changement de température dangereux pour la survie de l’espèce humaine.
Mais là où la génération de 1958 peut légitimement plaider l’ignorance, cette ligne de défense nous est soustraite. La communauté scientifique a depuis longtemps, via le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur le Climat (GIEC), clairement identifié un lien causal entre le niveau de concentration de CO2 dans l’atmosphère et la température moyenne du globe ainsi qu’attribué cette hausse de concentration aux activités humaines.[1]
L’apathie qui caractérise la réaction de l’Homme face à ce défi doit dès lors se comprendre comme le symptôme d’un déni meurtrier et coupable.
Meurtrier, d’abord, car ce déni est une déclaration de guerre qui ne dit pas son nom. Une guerre que nous menons contre nos enfants qui devront s’adapter, s’ils le peuvent, à un environnement plus hostile à la vie humaine ; une guerre menée contre les populations les plus fragiles d’aujourd’hui, pour qui une sécheresse trop prolongée ou une mousson trop importante est synonyme de famine et de mort. Mais surtout, une guerre infâme que nous menons contre nous-mêmes, qui générons pour la race humaine une menace existentielle que nous ne sommes pas certains de pouvoir surmonter.
Coupable, ensuite, parce qu’il m’est difficile de croire que l’Homme qui a développé cette modernité ; celui qui, grâce à son travail acharné soigne des maladies que l’on pensait incurables ; cet Homme, encore, qui a combattu la tyrannie et souffert dans ses geôles, parfois au prix de sa vie, pour gagner sa liberté et celle de ses semblables ; cet Homme, enfin, dont le génie a envoyé ses pairs sur la lune ; que cet Homme-là n’aurait pas les ressources nécessaires pour faire face à cette menace existentielle.
Non, cet Homme-là choisit en connaissance de cause de poser les jalons de sa propre destruction. Il choisit de ne plus croire en sa capacité immense à se renouveler et à créer des mondes nouveaux.
Ce même Homme décide de sacrifier l’intérêt général sur l’autel des intérêts particuliers et coopte des leaders qui s’empresseront de faire de même. Il plébiscite une médiocrité qui finira par l’empêcher de se mobiliser pour engager le changement.
Si nous devions en rester là, alors vous me permettrez de paraphraser E. Zola et de vous dire que l’étoile de l’Humanité, si heureuse jusqu’ici, serait souillée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches.
Car cet état de fait que nous semblons accepter passivement n’a rien d’inéluctable. Il est le résultat de décisions libres, passées et présentes.
Nous pouvons donc aussi faire le choix de nous engager sur la voie d’une transformation radicale, certes ardue, mais ô combien nécessaire si nous voulons assurer notre survie collective. Une transformation qui impliquera nécessairement des bouleversements sociétaux profonds. Mais une transformation choisie vaut mieux qu’une adaptation forcée.
Et quand bien même celle-ci comporterait une part de risque, pourquoi la refuserions-nous cette fois alors que c’est celle-là même qui a permis le progrès continu de l’Humanité, que c’est la curiosité qui lui est associée qui nous a poussés vers de nouvelles terres et connaissances ; et que c’est l’instabilité qui en découle qui a généré de nouveaux équilibres ?
La torpeur actuelle dans laquelle nous semblons plongés est d’autant plus incompréhensible que nous avons non seulement la capacité intellectuelle de mener cette transformation à bien mais aussi, aujourd’hui, les outils économiques et technologiques pour ce faire.
Je ne saurais poursuivre sans prendre le risque trop grand d’une répétition stérile. Il est temps de conclure. J’accuse l’Homme de refuser d’accepter les conséquences de ses propres actes et de continuer d’agir comme si la menace qui pèse sur lui n’était qu’une lointaine chimère.
J’accuse les hommes de poursuivre méthodiquement la destruction de leur environnement et de leur espèce.
J’accuse les hommes de se cacher derrière le voile d’une prétendue impuissance alors qu’ils disposent, à l’inverse d’autres espèces, d’intelligence et de capacité d’agir.
J’accuse les hommes, ici et ailleurs, de choisir des dirigeants qui poursuivront l’iniquité comme une vertu et les enfumeront pour qu’ils se voient moins mourir.
La terre se meurt, et nous aussi. Il faudrait être fou pour espérer que la rédaction de ces quelques lignes change quoi que ce soit à cet état de fait. Mais elles expriment la protestation la plus vive contre l’apathie ambiante et l’idée malvenue que nous n’y pouvons rien.
[1] Groupe d’Experts Intergouvernmental sur l’évolution du climat (2013). Changements climatiques, les éléments scientiques: Résumé á l’intention des décideurs. Disponible en ligne à l’adresse: http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-report/ar5/wg1/WG1AR5_SPM_brochure_fr.pdf